Avec et sans
Tu avances, tu ne réfléchis pas, tu te laisses emporter par le tourbillon de la vie, tu gères le quotidien. Et puis, de temps en temps, tu n’arrives plus à donner le change, à faire semblant, à te concentrer. Sans savoir pourquoi, sans raison apparente, sans date particulière, sans facteur déclenchant.
Ça ira mieux demain, certainement. Juste un jour « sans », probablement.
Comme pour reprendre ma dose de souffrance avant de repartir au front, histoire de ne pas oublier que, malgré les apparences, elle est toujours là, tapie, sournoise, préférant la surprise à l’habitude.
Comme pour ouvrir les vannes, laisser se déverser tout le flot qui m’envahit, faire semblant d’assécher pour mieux se laisser submerger, encore et encore. Remplissage, évacuation. Remplissage, évacuation. Le niveau ne se stabilisera-t-il jamais ?!
Ces jours-là, j’ai l’âme en miettes, le regard ailleurs, le manque à fleur de peau.
J’ai envie de m’enfermer dans ma bulle de mélancolie.
J’ai l’humeur à écouter tous ceux qui me parlent de toi sans même le savoir.
Parmi eux, il y a Benjamin Biolay.
« Si tu n'fleuris pas les tombes
Mais chéris les absents »
Je fleuris rarement ta tombe. J’y vais rarement ; je n’ai pas envie d’y aller, je n’en ai pas besoin non plus. Cela ne m’apporte rien d’y aller et ne m’enlève rien de m’en abstenir. Remarque, j’ai arrêté de culpabiliser de m’y rendre si rarement, quel progrès ! Heureusement, ma culpabilité a encore de quoi se nourrir avec tout le reste...
« Ça n'est pas ta faute
C'est ta chair, ton sang
Il va falloir faire avec
Ou... plutôt sans »
Choisir, mais subir. Subir ce que l’on a choisi. Il va falloir faire sans. Sans toi. « Avec eux » et « sans toi ». Pire, « avec eux » est « sans toi ».
Il y a toujours l’absence, en creux, et le silence, en écho.
Comme le négatif d’une photo.
Parmi eux, il y a Lynda Lemay.
« Qu'est-ce qu'il fout Dieu le Père
Quand il ne répond pas
Qu'a-t-il de tout puissant
Ce vieux fantôme-là
Qui n'lève pas le p'tit doigt
Pour sauver mon enfant »
Ça aurait été commode de croire en quelque chose pour supporter tout ça. J’ai souvent regretté de ne pas avoir la foi, que ce soit pendant ta grossesse, pour savoir quoi faire, ou depuis, pour savoir quoi en penser. Mais aucune grâce divine ni occulte ne m’a jamais touchée, ni avant, ni pendant, ni après. Je reste seule face à moi-même et à la décision que nous avons prise. Seule. Tous les « vous avez bien fait », « vous avez pris la bonne décision », « vous lui avez évité des souffrances », « vous avez fait ça pour elle » glissent sur moi, ruissellent le long de mes questionnements sans fin et se fracassent contre le mur de ma culpabilité.
Juste un jour « sans », probablement. Ça ira mieux demain, certainement.
Pas celle que vous croyez
Vendredi matin, Gaspard a fait sa première rentrée scolaire. À part quelques pleurs au moment où nous avons quitté la classe, tout s'est bien passé. De toutes façons, je n'étais pas spécialement inquiète : il ne parle que de l'école depuis des semaines, il est propre (même la nuit, je n'en demandais pas tant !), il retrouve quelques camarades de la crèche dans son école et même dans sa classe. Bref, je n'avais vraiment aucune raison de pleurer pour la rentrée de Gaspard.
Sauf que, alors que nous passions quelques minutes avec Gaspard (et Hector, venu accompagner son grand frère et qui s'est encore plus vite acclimaté à la classe !) le temps que son instit' accueille les autres enfants, je me suis effondrée, au vu et au su de tous les autres parents... Et cette situation m'a rappelé le credo de ma copine Hélène : ne jamais préjuger, ne jamais présumer ! J'ai dû passer pour une mère poule incapable de couper le cordon ou désespérée de voir son fils grandir trop vite. Et pourtant, ce n'était pas pour la rentrée de Gaspard que mes larmes ont coulé à flots, mais bien pour la non-rentrée d'Élise...
Alors ne présumez jamais, ne préjugez jamais, restez ouverts d'esprit. C'est ce que je m'efforce de faire aussi depuis un moment...
Dans les chaussettes
Entendre rien que la voix de Grand Corps Malade - même pas sa chanson si évocatrice.
Apprendre que d'autres jumeaux - un garçon et une fille, qui plus est - vont bientôt arriver dans la même section que Gaspard à la crèche.
Entendre rien que la voix d'Emmanuel Moire - même pas sa chanson Sois tranquille.
Je l'imagine sans cesse à côté de Gaspard : dans ce qui serait leur chambre, à table, dans le bain, dans la voiture, à la crèche, chez le marchand de chaussures, au restaurant, dans les Manduca...
Élise est dans un cercueil au fond d'un trou.
Élise est un cadavre.
Élise est un corps en décomposition.
Bonne nouvelle, mais...
La semaine dernière, nous avons appris, au milieu des torrents de larmes qui ont coulé, une bonne nouvelle : notre demande de place en crèche pour Gaspard pour septembre a été acceptée. Notre patience aura fini par payer : notre première demande, lorsqu'il était encore question de mettre Élise et Gaspard à la crèche, remontait à mars 2013 !
La directrice, que je dois rencontrer début mai pour finaliser l'inscription, m'a fait la liste des documents à lui fournir lors de notre entretien, parmi lesquels un certificat d'aptitude à la vie en collectivité. N'ayant pas envie de perdre mon temps chez le pédiatre ou chez notre médecin traitant, j'ai pris RDV avec la médecin de la PMI, que j'ai rencontrée pour la première fois ce matin.
Évidemment, elle m'a demandé comment s'était passée la grossesse.
Évidemment, j'ai pleuré en lui expliquant en quelques phrases.
Évidemment.
Pas si évident que ça, apparemment, car mes larmes l'ont visiblement étonnée : "Ça fait quand même sept mois."
Je ne savais pas qu'on avait un certain délai pour pleurer son enfant.
Je ne savais pas qu'on n'avait que quelques semaines pour aller mieux.
La mère d'une amie et la tante de mon mari pleurent encore leurs tout-petits. Et pourtant ça fait quand même 25 ans pour l'une, 35 ans pour l'autre.
Excusez-moi de ne toujours pas être capable de raconter en souriant que j'ai tué ma fille.
Voilà ce que j'aurais voulu lui répondre. À la place, je me suis contentée d'essuyer mes larmes et de prendre les coordonnées d'une psychiatre qu'elle me recommande.
José et Ben
Les soirées se suivent et se ressemblent, toutes différentes qu'elles sont. Jamais je n'aurais imaginé pleurer devant un film de José Garcia ou avant un concert de GiedRé. Et pourtant...
Mercredi soir, nous avons regardé "Fonzy" avec José Garcia. C'est l'histoire d'un gars - Fonzy donc - qui, plus jeune, a fait (vraiment vraiment vraiment) beaucoup de dons de sperme.
Parmi tous les enfants nés "grâce à" lui, plus d'une centaine souhaitent connaître son identité. Puisqu'il ne peut être le père d'autant d'enfants, il décide plutôt d'être leur ange gardien.
Et parmi ces enfants, il y a Nathan. Qui est handicapé mental. Et il y a cette scène où José Garcia, fidèle à la promesse qu'il s'est faite, prend du temps pour lui, passe du temps avec lui, le nourrit, cuillerée après cuillerée.
Impossible de retenir mes larmes devant tant d'espoirs évanouis, tant d'émotions, tant de regrets amers. Si tu savais, Élise, comme j'aurais aimé te nourrir, avec autant d'amour que de patience, cuillerée après cuillerée...
Hier soir, nous avons assisté au concert de GiedRé (âmes sensibles et oreilles chastes s'abstenir). Nous avons eu le plaisir de faire une belle découverte en première partie : Ben Mazué. Un style difficile à définir - est-ce si grave ? - qui oscille entre "chanson française" comme on dit, slam et rap mais toujours porté par des textes bien écrits et empreints de réflexion, de mélancolie, d'humanité, d'auto-dérision. Bref, un joli moment pour bien démarrer la soirée.
Et puis il y a eu cette chanson. "Vivant", elle s'appelle. Lorsque Ben l'a annoncée, mon mari et moi avons échangé un simple regard parce qu'à entendre ces quelques mots d'introduction, nous savions que nous serions touchés : "C'est une chanson sur le deuil. Dans le deuil, il y a sept phases. La première, c'est le déni ; la deuxième, c'est la colère ; et je ne sais pas encore comment s'appelle la troisième."
Pendant cette chanson, les larmes n'ont fait que couler, silencieusement. Parce qu'elle parlait de moi, parce qu'elle parlait d'Élise et de tout ce qui fait qu'elle restera vivante, quelque part.
En voici le refrain, en attendant la publication cet été de l'album sur lequel elle figurera :
Je ne pallierai pas l'absence,
C'est tout le bien que je me souhaite,
De rappeler ton élégance,
De faire tout pour que ça reste... vivant.
"Joyeux Noël et bonne année !"
"Joyeux Noël !" - "Bonne année !"... Quatre mots, deux vœux que j'appréhendais... Les fêtes ont été compliquées, mon cœur était lourd, les larmes ont coulé et, même si j'ai été heureuse de les passer avec les personnes qui comptent le plus pour moi, je suis soulagée qu'elles soient maintenant derrière nous.
Pour 2013, nous espérions devenir parents. Nous le sommes... à quel prix ! Alors pour 2014, je ne nous souhaite rien. Rien d'autre que de trouver la force de donner à Gaspard la chance de s'épanouir. Rien d'autre que de perpétuer, inlassablement, la chimérique existence d'Élise. Rien d'autre que de continuer à être les parents "à part" que nous sommes devenus, puisque mon vœu le plus cher ne sera jamais exaucé.
Aujourd'hui, pour fêter la nouvelle année, la newsletter d'Etam m'a proposé de "revivre tous les moments forts de 2013". Si ça ne les ennuie pas, je vais passer mon tour.
Aujourd'hui, quelqu'un de notre famille qui connaît notre histoire nous a souhaité une année 2014 "aussi bonne que 2013". C'était un de ces sms standard envoyés à tout le monde pour faire court, efficace et impersonnel. Dans la plupart des cas, ça passe. Dans la plupart des cas...
Tout ce que tu me manques
La couleur de tes yeux
La chaleur de ta peau
Le son de ta voix
L'odeur de tes cheveux
La douceur de tes caresses
La lumière de ton sourire
Baby blues ?
"Tu as le baby blues ?"
Je m'attendais à ce qu'on me pose cette question mais je ne pensais pas que des personnes connaissant l'histoire de cette grossesse oseraient se et me poser la question...
Oui, je pleure. Oui, je suis malheureuse. Oui, je ressens un vide. Mais ça n'a rien à voir avec le baby blues, je pensais que tous ceux qui connaissent notre parcours auraient la délicatesse de le comprendre d'eux-mêmes.
Perdre l'un de ses jumeaux, c'est...
... faire le deuil de son enfant,
... faire le deuil de la gémellité,
... se demander comment son fils percevra le silence et l'immobilité de sa jumelle morte dans le ventre de leur maman, après plus de 7 mois à grandir ensemble,
... pleurer quand on voit des jumeaux au supermarché,
... se demander comment son fils vivra l'absence de sa jumelle et sa gémellité fantôme,
... pleurer en arrivant au CHU en même temps qu'un corbillard en imaginant que ce sera bientôt pour sa fille,
... pleurer en refaisant la liste de ce qu'il faut uniquement pour son fils cette fois,
... pleurer en choisissant les seuls vêtements que sa fille portera,
... devoir organiser les obsèques de sa fille,
... pleurer quand, dans le magasin de puériculture, on passe devant la poussette double qu'on avait choisie,
... utiliser la prime de naissance de sa fille pour payer ses obsèques,
... redouter les réflexions du genre "il vous en reste toujours un",
... réattribuer les chambres dans la maison où l'on devait emménager à quatre,
... se demander comment raconter l'histoire familiale à son fils,
... acheter une concession dans un cimetière à seulement 28 et 34 ans,
... choisir entre un monument et une stèle pour la tombe de sa fille,
... s'imaginer emmener son fils à l'enterrement de sa jumelle,
... se demander comment rédiger les faire-part de naissance et de décès,
... savoir que, malgré soi, on verra toujours sa fille à travers son fils à chaque étape de la vie,
... se demander comment on fait, psychiquement et psychologiquement, pour accueillir la vie tout en accompagnant la mort,
... faire semblant que tout va bien pour ne pas susciter des questions auxquelles on ne souhaite pas répondre,
... savoir qu'on ne verra jamais les yeux de sa fille...
... et tant d'autres choses...
Déjà...
Aujourd'hui, au supermarché, j'ai pleuré en voyant un couple pousser ses jumeaux dans une poussette double...