Qui es-tu, Élise ?
Je ne sais pas qui tu es. Je ne sais pas qui est cette petite fille que j’aime, que je pleure et qui me manque.
Quand je pense à toi, j’imagine une petite fille de 6 ans, qui aurait fait sa rentrée en CP, qui aurait les cheveux bruns et bouclés, qui apprendrait à nager, qui s’initierait à la musique, qui inviterait ses copains et copines à son anniversaire, qui réciterait sa première poésie, qui se chamaillerait avec ses frères et qui amuserait sa sœur.
Pourtant, ça n’aurait jamais pu être toi. Cette petite fille n’existe pas, ni dans ce monde-ci, ni dans ce monde-là. Ce scénario ne faisait pas partie des options qui nous ont été proposées. La seule vie que nous avions imaginée pour toi, pour ton frère, pour notre famille a volé en éclats. Notre champ des possibles est devenu impossible. Nous avons eu le choix entre un bébé lourdement handicapé et un bébé mort. Tu parles d’un choix !
Avec le choix que nous avons fait, tu ne souffleras sur aucune bougie demain, tu n’as pas fait ta rentrée en CP, tu n’as pas choisi de garder les cheveux courts comme ton frère jumeau ou de les laisser pousser comme ton petit frère, tu n’apprends pas à nager, tu ne t’inities pas à la musique, tu ne fêteras pas ton anniversaire avec tes copains et copines samedi après-midi, tu ne me récites pas ta poésie tous les soirs, tes frères se chamaillent à deux et ta sœur s’amuse sans toi.
Si nous avions fait l’autre choix, tu ne soufflerais sur aucune bougie demain, tu n’aurais pas fait ta rentrée en CP, tu nous laisserais décider de la longueur de tes cheveux, tu n’apprendrais pas à nager et ne saurais même pas marcher, tu ne percevrais peut-être même pas la musique, tu ne fêterais pas ton anniversaire samedi prochain, tu ne me réciterais aucune poésie et ne saurais même pas parler, tes frères se chamailleraient quand même sans toi et ta sœur s’amuserait quand même sans toi.
Ta réalité ne s’intègre pas à ma réalité. J’ai un peu honte de le dire, mais quand je pense à toi, ce n’est pas à toi, mon Élise, mon bébé malformé et malade, que je pense, c’est à cette petite fille que j’avais imaginée avant. Celle que tu es ne parvient pas à prendre la place de celle que j’imagine. Je sens bien que ces deux Élise existent toutes les deux quelque part, dans deux espace-temps différents, mais quelque chose me glisse inexorablement entre les doigts. C’est comme si tu n’étais qu’une idée, une pensée, une chimère, quelque chose d’évanescent qui m’échappe dès que je m’en approche. Alors, qui es-tu, Élise ?
Un ou une ?
L'échographie de la semaine dernière nous a dévoilé une autre information :
C'est une petite fille que nous attendons !
(Et si vous voulez connaître le fin mot de l'histoire, allez directement à l'avant-dernière phrase !)
J'avoue que, lorsque le gynécologue nous l'a annoncé, les larmes ont roulé silencieusement... honteusement. Seul mon mari s'en est aperçu.
J'ai pleuré parce que, même si je sais viscéralement que c'est la santé de ce bébé qui importe le plus, je n'aurais pas fait ce choix si on me l'avait donné.
J'ai pleuré parce que je redoute la confusion de mes sentiments envers ce bébé par rapport à Élise, même si Hector a certainement déjà pas mal déblayé le terrain à cet égard.
J'ai pleuré parce que, de façon complètement irrationnelle, je garde en tête l'idée que jusqu'à présent, je n'ai su fabriquer correctement que les garçons et que, par conséquent, cette petite fille va forcément rencontrer des problèmes.
J'ai pleuré parce que, au fond de moi, ne me quitte pas l'idée que la petite fille qui devrait mener ses frères à la baguette, c'est Élise.
Et puis, par dessus tout ça, comme un nappage au chocolat qui adoucit l'amertume de cette nouvelle, il y a la joie de mon mari, qui espérait sincèrement une petite fille même si je sais que les mêmes interrogations lui traversent la tête, et l'enthousiasme de Gaspard et Hector !
Alors que les prénoms étaient choisis dès le début de cette grossesse pour un garçon comme pour une fille, un autre prénom féminin s'est invité dans la course, à mon initiative. Si ce bébé avait été un garçon, il se serait prénommé Basile. Pour une fille, nous hésitions entre Agathe (notre premier choix, donc) et Ninon. Autre raison pour laquelle j'espérais que ce soit un garçon : ne pas avoir à trancher ! ;-)
Comme nous ne savons pas vivre une grossesse sans appeler le bébé par son prénom, l'annonce du sexe nous a obligés à choisir rapidement ! Mon mari penchait largement en faveur d'Agathe ; de mon côté, je préférais moi aussi ce prénom mais aimais vraiment beaucoup Ninon aussi... d'autant plus qu'il permettait de contourner toutes les interrogations que le prénom Agathe suscite.
Car il s'agit en effet du prénom que la jumelle d'Élise aurait porté si elles avaient été deux filles. Ces deux prénoms sont donc étroitement liés. Tellement liés que je me suis toujours demandé (de façon absolument stérile, je le sais) comment nous aurions géré le choix et l'attribution des prénoms s'il s'était agi de deux garçons ou de deux filles. Comment choisit-on le prénom d'un bébé malade, handicapé, condamné, décédé ?! Comment choisit-on entre deux prénoms que l'on adore celui d'un bébé sain et celui d'un bébé malade ?! Si elles avaient été deux filles, peut-être que c'est Élise qui aurait vécu et Agathe qui aurait vu sa vie s'arrêter... Dans notre malheur, nous avons eu la chance de ne pas avoir à répondre à cette question, mais elle reste en suspens dans un coin de ma tête.
L'autre lien que je vois entre Élise et Agathe, c'est que pour notre deuxième grossesse, si Hector avait été une fille, il se serait appelé Coline et non Agathe ! Ne me demandez pas pourquoi nous avions changé d'avis à l'époque et pourquoi nous sommes finalement revenus au prénom Agathe. J'aurais trop peur de vous répondre, avec toute la superstition qui ne me caractérise pourtant pas en temps normal, que c'est parce que ce bébé va tomber malade ou mourir et que c'est là tout le rapport entre Élise et Agathe...
Il m'arrive parfois de regretter d'avoir donné le prénom Élise à notre première fille, non pas parce qu'elle ne le "mériterait" pas, mais parce que cela me fait mal de ne pas pouvoir prononcer et entendre ce prénom que j'aime tant comme je prononce et entends ceux de ses frères. Et cette crainte m'habite à nouveau pour ce bébé. Si elle mourait elle aussi, je devrais à nouveau renoncer à un prénom choisi de longue date...
Ce prénom Agathe, qui a notre préférence à tous les deux, est donc loin d'être neutre et c'est pour toutes ces raisons que je me demandais s'il était souhaitable de le garder, si cela ne risquerait pas de perturber cet enfant plus tard...
Et puis, n'arrivant pas à me décider mais ayant besoin de prénommer ce bébé, j'ai proposé à mon mari de demander l'avis de Gaspard et Hector. Le soir même, nous leur avons donc posé la question séparément (car Hector est plutôt du genre "comme Gaspard" en ce moment ! ;-)), espérant qu'ils feraient un choix identique et donc décisif... Chou blanc ! Gaspard préférait Agathe, tandis que Hector penchait pour Ninon. Nous avons laissé passer la nuit et le lendemain, lorsque je me suis levée la dernière, mes deux petits bonhommes m'ont annoncé en choeur avoir choisi Agathe ! J'ai soupçonné une tentative d'influence de la part de mon homme, mais il m'a assuré le contraire. Et connaissant la versatilité de Hector, j'ai profité de cette unanimité masculine pour me ranger à leur avis.
Notre petite fille s'appelle donc Agathe !
(Eh oui, un billet-fleuve juste pour un prénom ! Désolée... ou pas ! :-P)