10 septembre 2014

Parler de toi... ou pas...

En juillet dernier, lors d'une fête de famille célébrée au restaurant avec - entre autres - mes parents, ma belle-sœur et Gaspard, l'une des serveuses m'a demandé s'il était le premier petit-fils de la famille. A ce moment-là, j'étais seule à table avec ma belle-sœur. Nous avons échangé un regard lourd de sens et de non-dit pendant l'instant où j'ai cherché quoi répondre. Je n'ai finalement pas parlé de toi. Je n'ai pas dit que c'est toi, qui es née avant Gaspard, le premier petit-enfant de la famille. Je n'ai pas dit que tu existais. Je n'ai pas dit que Gaspard avait une jumelle, une grande sœur.
J'espère que tu ne m'en veux pas. Pour une fois, moi, je ne m'en suis pas voulu car j'ai senti que je n'étais pas capable, à ce moment-là, de m'exposer à l'incompréhension éventuelle.

Le lendemain de cette fête, nous sommes allés récupérer deux lits d'enfant d'occasion repérés sur Leboncoin et destinés à Gaspard - l'un chez mes parents, l'autre chez mes beaux-parents. Peu après être arrivés chez les vendeurs, nous avons appris que les lits en question appartenaient à leurs jumelles, maintenant trop grandes pour y dormir. À un moment de la conversation, nous avons cru pouvoir parler de toi. Quelle erreur de jugement ! La (fausse) compassion, la (fausse) empathie que l'on croyait pouvoir attendre de parents de jumeaux ont été démasquées en quelques phrases à peine. La meilleure a été prononcée par la mère, qui, deux phrases plus tôt, nous avait pourtant laissés espérer un minimum de compréhension ("Ah oui, je sais ce que c'est, j'ai une amie qui a vécu ça") : "De toutes façons, quand le bébé [vivant] arrive, on oublie [l'autre bébé]."
Bien sûr, Madame ! À vous qui me comprenez si bien, je peux l'avouer : ce 19 septembre 2013, je n'ai pensé à ma fille qu'entre 00h22, heure de sa naissance, et 00h27, heure de naissance de son frère. Depuis, c'est comme si elle n'avait jamais existé ; c'est comme si, pendant 35 semaines, je n'avais porté que Gaspard ; c'est comme si nous n'avions pas vécu et ne vivions pas encore le pire des écartèlements ; c'est comme si nous n'avions pas décidé d'arrêter son cœur uniquement parce que nous ne nous sentions pas capables de l'accueillir.
Nous avons tant bien que mal essayé de leur faire comprendre que ce n'était pas aussi simple qu'ils voulaient le croire mais nous avons bien vu qu'ils ne comprenaient pas et ne voulaient pas comprendre.

Quelques jours plus tard, à l'occasion d'une petite séance de shopping, la conversation entre la vendeuse et moi s'est engagée sur les enfants, avec pour prétextes la présence de Gaspard et la future présence du haricot qui commençait à se voir. Nous en sommes venues à parler du sexe du haricot, des préférences (le cas échéant) de chacune, etc. J'ai eu plusieurs occasions de parler de toi au début de la discussion mais j'ai préféré attendre un peu avant de le faire. Quand je me suis finalement lancée, je ne l'ai pas regretté : cette femme était réceptive. Elle n'a pas joué l'indifférence, elle ne m'a pas asséné de prétendues vérités assassines, elle a compris que tu existais même si tu n'étais plus. C'est même elle qui m'a parlé d'un numéro de l'émission Toute une histoire consacré, quelques semaines plus tôt, au deuil périnatal et à l'interruption médicale de grossesse (et qui faisait notamment témoigner une maman ayant perdu l'un de ses jumeaux suite à une ISG). En en parlant, elle avait des frissons que j'avais devinés sur ses avant-bras et qu'elle a elle-même avoués. Au terme de la discussion, j'ai même osé lui donner la carte du blog : c'était la première fois que je m'en sentais capable, alors que j'en ai toujours plusieurs sur moi ! Ce jour-là, j'ai été fière de parler de toi, fière de réussir à te faire entrer un peu dans la vie d'une inconnue - au même titre que ton frère et le haricot - et soulagée de tomber, pour une fois, sur une oreille étrangère mais compréhensive.

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Il y a quelques jours, je suis allée à la Fnac pour retirer des livres commandés sur Internet. J'avais passé deux commandes, à un jour d'intervalle, mais on ne m'avait prévenue que de l'arrivée de la première. À tout hasard, j'ai demandé si la deuxième commande était également disponible. La vendeuse a alors vérifié sur son écran et m'a énoncé le début du titre du livre en question* pour se faire confirmer que nous parlions de la même chose. À la façon dont elle a prononcé ces quelques mots, j'ai senti quelque chose et ai alors ajouté "C'est mon cas". Elle s'est tournée vers Gaspard dans la poussette et a demandé, tout en me regardant, "s'il avait quelqu'un". J'ai confirmé. Elle n'a alors prononcé que trois phrases. "Le livre n'est pas arrivé." "Je suis maman de triplés." "Bon courage." À ses deux dernières phrases et à son regard, j'ai compris qu'elle avait compris, autant qu'elle le pouvait en quelques secondes, et ça m'a fait comme un voile de chaleur et de douceur sur le cœur.

*Il s'agit du livre "Perdre un jumeau à l'aube de la vie" de Béatrice Asfaux et Benoît Bayle, dont je reparlerai probablement quand je l'aurai reçu et lu.

 

Tu vois, les occasions de parler de toi se suivent et ne se ressemblent pas. Parfois, je préfère te trahir un peu pour préserver ton souvenir, ne pas risquer de l'entacher, de le salir, de le gâcher par une énième marque d'indifférence. Avant de parler de toi, j'essaie de jauger la personne en face de moi à l'aune de la place qu'elle pourrait te reconnaître ; j'essaie d'estimer a priori si elle sera capable de comprendre que tu as été et que tu existes toujours, quand même. Parfois, je tombe juste ; parfois, je me trompe ; parfois, je n'ose pas prendre le risque.

Tu es mon plus beau souvenir : je ne peux pas le confier à n'importe qui, n'importe comment, n'importe quand.

Cette dernière réflexion me fait penser à une phrase du livre "Sur la pointe des pieds" de Vanessa Hoebeke (que j'ai lu il y a un peu moins d'un an) qui m'avait semblé tellement lointaine à l'époque. Et pourtant, 10 mois plus tard, je me retrouve en elle. La preuve sans doute que, mine de rien, j'avance sur le chemin du deuil.
Comment faire pour garder intact ton souvenir, quand tout le monde baisse les yeux à l'évocation de ton prénom ? J'ai fini par trouver... Cette histoire, ton histoire, notre histoire... C'est mon trésor... Mon bébé, c'est ma richesse... On ne partage son trésor, sa richesse qu'avec des gens capables d'en voir la beauté...