Sur le chemin de la vérité...
"Je voudrais qu'on me fasse mourir pour pouvoir voir Élise."
C'est ainsi que Gaspard et Hector ont tous les deux conclu notre discussion de ce soir.
Car ce soir, nous avons parlé, entre la poire et le fromage - ou plutôt entre la pizza et les fraises - de "problèmes et de solutions", Gaspard nous ayant dit qu'il avait entendu quelqu'un dire "il n'y a pas de problèmes, il n'y a que des solutions".
Spontanément, sans nous concerter, mon mari et moi avons pensé au plus gros problème que la vie ait mis en travers de notre chemin...
Et c'est lui qui a osé en parler à Gaspard et Hector, en ces termes : "Élise avait un problème et nous n'avons pas trouvé de solution". De fil en aiguille, nous en sommes arrivés à leur dire, pour la première fois aussi explicitement, que c'est nous deux qui avions "décidé de ne pas faire naître Élise vivante".
Alors que Hector était tout ouïe quoique silencieux, Gaspard, du haut de ses presque six ans, a ensuite posé des questions aussi pertinentes que douloureuses :
"Ça veut dire qu'elle aurait pu naître vivante ?"
"Oui, mais..."
Nous avons alors essayé de leur expliquer quelle vie aurait été la sienne, d'après les médecins, et du coup quelle vie nous aurions eue, nous et eux...
"Et comment elle est morte du coup ?"
"Un médecin a arrêté son cœur quand elle était encore dans mon ventre."
Nous ne sommes pas allés jusqu'à expliquer plus avant le geste ou la façon de faire puisqu'ils ne nous ont pas précisément interrogés à ce sujet, car nous avons pris le parti de ne pas (trop) anticiper leurs questions. Nous nous disons qu'ils poseront leurs questions au fur et à mesure, quand ils seront prêts à s'exposer aux réponses.
Avoir un enfant mort oblige à manier l'art de la vérité avec délicatesse. Je ne sais pas si nous avons pleinement réussi ce soir, mais j'ai le sentiment que nous avons franchi une étape.
Je m'étais déjà demandé comment nous leur annoncerions que nous avions été décisionnaires du destin d'Élise, que nous avons eu pouvoir de vie et de mort sur elle, que nous avons exercé ce pouvoir. Je redoutais ce moment, autant qu'il me tardait de le vivre rien que pour qu'il soit derrière nous.
Gaspard et Hector (dans une moindre mesure, eu égard à son plus jeune âge et à sa maturité moins avancée) savent donc dans les grandes lignes, mais au-delà des vagues "elle était très malade" ou imprécis "elle n'aurait pas pu vivre", pourquoi et comment leur sœur est morte. Je suis quelque part soulagée, car j'avais l'impression de leur mentir en les laissant croire, par nos non-dits, nos omissions, nos silences, qu'elle était morte d'elle-même ou par je-ne-sais-quelle entremise mystérieuse.
Il faudra pourtant recommencer dans quelque temps avec Agathe mais nous appréhenderons certainement moins ce moment maintenant que nous l'avons déjà vécu une fois. Mais je suis certaine que les larmes couleront de nouveau...
Si t'étais là
En ce moment, cette chanson de Louane passe en boucle à la radio et dans ma tête :
Et pour cause, les paroles sont plus qu'évocatrices... :
Parfois je pense à toi, dans les voitures
Le pire, c'est les voyages, c'est d'aventure
Une chanson fait revivre, un souvenir
Les questions sans réponse ça c'est le pire
Est-ce que tu m'entends ? Est-ce que tu me vois ?
Qu'est-ce que tu dirais, toi, si t'étais là ?
Est-ce que ce sont des signes que tu m'envoies ?
Qu'est-ce que tu ferais, toi, si t'étais là ?
Je m'raconte des histoires pour m'endormir
Pour endormir ma peine et pour sourire
J'ai des conversations imaginaires
Avec des gens qui ne sont pas sur la terre
Est-ce que tu m'entends ? Est-ce que tu me vois ?
Qu'est-ce que tu dirais, toi, si t'étais là ?
Est-ce que ce sont des signes que tu m'envoies ?
Qu'est-ce que tu ferais, toi, si t'étais là ?
J'm'en fous si on a peur que j'tienne pas le coup
Je sais qu't'es là, pas loin, même si c'est fou
Les fous c'est fait pour faire fondre les armures
Pour faire pleurer les gens dans les voitures
Est-ce que tu m'entends ? Est-ce que tu me vois ?
Qu'est-ce que tu dirais, toi, si t'étais là ?
Est-ce que ce sont des signes que tu m'envoies ?
Qu'est-ce que tu ferais, toi, si t'étais là ?
Il y a quelque temps déjà, Hector, en entendant cette phrase "C'est fait (...) pour faire pleurer les gens dans les voitures", avait réagi :
"C'est pas bien de faire pleurer les gens"
Oui, tu as raison Chaton, mais parfois, ce n'est pas intentionnel tu sais.
Ce matin, je la fredonnais (encore !) en chaussant Gaspard et Hector, sans autre commentaire, lorsque Gaspard a donné sa propre réponse, en comprenant de lui-même le lien qu'il y a avec Élise :
"Si Élise était là, elle dirait des bêtises et elle nous ferait des câlins"
Mon coeur de maman cabossé s'est fendu... d'un sourire.
La seule, l'unique !
Ce soir, nous avons parlé d'Élise à table. Jusque-là, rien d'extraordinaire. À un moment, Gaspard a tilté, tout fier : "Eh ! Je connais 3 Élise : Mme F., notre sœur et la collègue de Papa !"
La première, c'est sa maîtresse de l'an dernier et la maîtresse de Hector cette année.
Quant à la troisième, c'est effectivement une ancienne collègue de mon mari (coucou Élise !), dont le fils est d'ailleurs né le jour où le cœur de notre Élise a cessé de battre, mais c'est une autre histoire ! ;-)
Et Hector de s'exclamer, sa voix trahissant à la fois inquiétude et offuscation : "Non, Mme F. pas Élise ! Élise, ma sœur !"
Oui, tu as raison mon chaton, pour nous il n'y aura toujours qu'une seule Élise ! <3
Quand c'est pas l'un...
... c'est l'autre !
Hector semble en effet suivre les traces de son frère sur le chemin de la pipeletterie. Et pas plus tard que ce matin, il y est allé de son petit coup de poignard verbal dans mon cœur cabossé de maman.
Sur le trajet de la crèche, Gaspard, pour changer, a lancé la discussion sur la mort (à part ça, il semble plutôt bien dans ses sandalettes, je vous rassure !) en commentant : "Nous, on sera morts dans trèèèèèèèès longtemps, quand on sera grands, grands, grands !". Tandis que ma bouche a timidement confirmé, mon cœur s'est contenté d'espérer qu'il en serait ainsi.
Et Hector, d'ordinaire plutôt indifférent à ce genre de conversation, de rebondir : "Élise mort grand !".
Je n'ai pas eu d'autre choix que de le détromper : "Non, Élise était encore toute petite quand elle est morte, c'était un bébé."
Voilà mes amours, vous êtes en train de découvrir la cruauté de la vie et l'ambiguïté du discours de vos parents : "en général, on grandit avant de mourir, mais pour votre sœur, ça ne s'est pas passé comme ça".
On récolte ce que l'on sème
Hier matin, profitant d'un instant d'inattention et d'une fenêtre ouverte, notre chat s'est payé une escapade improvisée dans le quartier, juste avant le départ pour la crèche, l'école et le travail évidemment ! Pour éviter tout retard à l'école, j'ai emmené les enfants et laissé mon mari chercher après le chat. Sur la route, nous avons parlé de cette mini-fugue, que Gaspard a commentée ainsi, presque le sourire aux lèvres : "Si elle va sur la route, elle va se faire écraser". Me rendant bien compte qu'il n'en saisissait pas toutes les conséquences, j'ai alors expliqué que si elle se faisait écraser, elle risquait de mourir et que nous risquions de ne plus l'avoir/la voir. Et mon petit bonhonne de rétorquer tout de go : "Oui, mais on pourra la voir en photo".
Mon Gaspard a bien retenu ce que nous lui répondons lorsqu'il nous dit vouloir voir sa sœur : "on ne peut plus la voir en vrai parce qu'elle est morte, mais on peut la voir en photo".
Et ce matin, en arrivant à l'école, Gaspard qui me sort, une fois encore de but en blanc : "là tout de suite, Élise, elle est morte".
Moi : "Oui, effectivement."
Gaspard : "Et des fois, ça nous rend tristes et des fois, ça nous rend pas tristes."
Moi : "Et alors ce matin, ça te rend comment ?"
Gaspard : "Aujourd'hui, ça me rend pas triste."
Ouf, il semblerait qu'il ne gère pas trop mal ses émotions par rapport à Élise et qu'il s'autorise à les vivre et les exprimer, quelles qu'elles soient.
Eh bien, ces deux anecdotes sont pour moi des petites victoires sur notre chemin de famille endeuillée ! :-)
Rebelote !
Ce soir, entre la poire et le fromage (ou plutôt entre le camembert et la pomme), Gaspard nous a encore cueillis :
"Maman, je pense à Élise. Je voudrais qu'elle soit pas morte."
Et bam ! Un cœur qui s'emballe et des larmes qui roulent.
Je m'en contenterais
Un matin de cette semaine, dans la voiture.
Nous venions de déposer Hector à la crèche et étions en route pour l'école. Comme cela lui arrive régulièrement, Gaspard m'a demandé de "mettre Élise". Je vous explique : notre voiture possède un GPS intégré et qui affiche, l'espace de quelques secondes, un fond d'écran à chaque fois que nous mettons le moteur en marche. Le fond d'écran par défaut, nous l'avons remplacé par cette image, que nous pouvons par ailleurs afficher à volonté. Gaspard m'a donc demandé de mettre à l'écran ce dessin où apparaît Élise. Pourquoi n'y associe-t-il qu'Élise, alors qu'il sait parfaitement qui sont les deux petits garçons, je ne sais pas, mais peu importe.
J'affiche donc le dessin en question, mais après quelques secondes à peine, Gaspard change d'avis et s'exclame, comme s'il était agacé : "ze veux plus Élise !". Dans ces cas-là, je ne discute pas, j'ai la hantise chevillée au corps de lui imposer malgré moi l'envahissante absence de sa sœur. Mais j'essaie quand même de désamorcer la colère que je pense avoir détectée. Et lui de me répondre, sur un ton de reproche : "je veux qu'Élise elle vienne jouer avec nous !".
Moi aussi, mon amour, je voudrais qu'elle vienne jouer avec vous. Pour tout te dire, je n'en demande même pas plus. Qu'elle vienne occasionnellement s'amuser en famille. Même juste un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires, ça me suffirait... Je ne ferais pas la gourmande : je veux bien la laisser où elle est même à Noël et le jour de la fête des mères ! Puisqu'il n'y a pas de mot pour nous désigner, moi ou mon mari, empruntons ceux qui existent : je veux bien être juste "divorcée de ma fille" plutôt qu'être "veuve de ma fille"...
Quand on n'a rien, on se contenterait de peu...
Cela me rappelle d'ailleurs une chanson d'Isabelle Boulay qui résonne, en grande partie, différemment aujourd'hui : "Je m'en contenterai"...
Tu es comme une odeur
Dans un coin de mon coeur
Qui me colle aux regrets
Et même t'apercevoir
À travers le brouillard
Je m'en contenterai
Sur le grand tableau noir
La craie de ma mémoire
Ne peut pas s'effacer
Et même te voir de loin
Dire adieu à un train
Je m'en contenterai
Je m'en contenterai
Je n'ai pas d'autres choix
Tu es le seul été
Qui me sauve du froid
Même de tes non-dits
Et même de ton mépris
Sache que bon gré mal gré
Je m'en contenterai
Tu erres en mon chagrin
Comme on promène un chien
Dans un mauvais quartier
De ces mots de bazar
Que t'écris au hasard
Sur du mauvais papier
Je m'en contenterai
Je n'ai pas d'autres choix
Tu es le seul baiser
Que je n'oublierai pas
Mon coeur vide de mots
Et mon corps, de ta peau
Je m'en contenterai
Dans un coin de mon lit
Ton absence est un cri
Que je n'ai pas poussé
Un cri du fond de moi
Qui grandit chaque fois
Que je crois t'oublier
Jusqu'au bout de ma vie
Je me contenterai
D'un reflet dans la nuit
Je me contenterai
Et faute d'avoir le tout
Je me contenterai
De toi par petits bouts
Je me contenterai
De t'attendre partout
Et si je meurs de ça,
Tu t'en contenteras
Bon appétit !
Hier midi, j'ai déjeuné en tête-à-tête avec Gaspard, qui n'a ni école ni centre aéré le mercredi.
Alors que nous nous apprêtons à manger, il me souhaite un bon appétit. Il me demande alors où sont Papa ("au travail") et Hector ("à la crèche"), puis lance un joyeux "Bon appétit Élise !". Je me contente de le regarder, un sourire attendri au coin des lèvres, ce qui suscite son interrogation: "Tu dis pas bon appétit à Élise ?". Je lui explique alors que je ne le lui souhaite pas parce qu'Élise est morte et que quand on est mort, on ne peut pas manger. Et lui de s'écrier, avec enthousiasme, fier de sa trouvaille : "Bonne mort Élise !".
Oui, c'est ça, bonne mort Élise... Profite bien de l'au-delà, en nous attendant...
'liz'
Ce soir, alors que je mettais Hector en pyjama, nous avons pris mon dernier tatouage pour un arbre généalogique.
Dès qu'il voit le personnage féminin représenté sur mon bras, Hector dit "Maman, maman". J'en ai alors profité, comme je l'ai déjà fait à plusieurs reprises, pour lui faire reconnaître les autres symboles.
Lorsque j'ai pointé le bateau, il s'est désigné du doigt.
Lorsque j'ai pointé l'avion, il a répété après moi "Babar" (pour "Gaspard", donc :-)).
Et lorsque j'ai pointé l'étoile, il a fait bondir mon cœur de joie en répétant après moi, à sa façon, "Élise" : "liz !". Pour la première fois. Mon bébé qui grandit, qui apprend à parler, qui ébauche de plus en plus de mots, et - enfin - qui fait entrer sa sœur dans son vocabulaire !
Dans le sien aussi
Il y a plusieurs mois que je ne vous ai pas rapporté les propos de Gaspard par rapport à sa sœur. Il est donc temps d'y remédier ! :-)
L'autre jour, alors que nous nous souhaitions mutuellement un bon appétit à table, Gaspard a décidé d'associer sa sœur, en y mettant tout son cœur (et toutes ses cordes vocales) : "BON APPÉTIT, ÉLISE !"
Cette semaine, alors que nous évoquions Élise, je ne sais plus exactement à quel titre mais c'était sans doute par rapport à cette période anniversaire, Gaspard m'a regardé d'un air inquisiteur, mais bienveillant : "tu vas pleurer parce qu'on parle d'Élise, Maman ?", tout ça parce qu'il a bien compris qu'en ce moment, le seul prénom de sa sœur suffit à ouvrir mes vannes.
Je me suis empressée de le rassurer : "ce n'est pas impossible, mais ce n'est pas grave. Je pleure quand on parle d'Élise parce qu'elle me manque, mais j'aime bien quand on parle d'elle. Alors si tu veux parler d'elle, tu peux. Et si tu ne veux pas, tu peux aussi."
Cette après-midi, alors que mon mari déplaçait un meuble, ce dernier a émis un bruit proche d'une flatulence. Pour faire rire Gaspard et Hector, je les ai accusés à tour de rôle d'en être l'auteur. Et Gaspard de rétorquer : "c'est pas nous, c'est Élise !".
Et voici l'anecdote qui m'a fait fondre, tout récemment.
Ce matin, au petit-déjeuner, Gaspard a failli renverser son lait sur son torse, sous son haut de pyjama, du côté gauche. Joignant le geste à la parole, il nous a expliqué, hilare : "mon lait, il a failli passer là, mais il y a déjà Élise !"